XII
Le pire ennemi

La frégate française appareilla et prit le large deux jours après la conférence au quartier général de Raymond.

Il sembla que ce départ allégeait l’atmosphère et permettait de renouer des liens avec les insulaires. Il n’était pas rare d’en apercevoir quelques-uns sur le pont du Tempest, ou bien tournant autour du navire à bord de leurs élégants praos. Ils faisaient du troc, apportaient des cadeaux ou, tout simplement, regardaient travailler les matelots occupés aux réparations ; et cela améliorait les choses.

Ce n’était pas que les indigènes eussent des raisons particulières de haïr les marins français ; en fait, il leur arrivait rarement d’en rencontrer, et seuls de petits groupes de Français s’étaient rendus à terre pour y chercher des provisions, toujours sous bonne escorte. Mais Bolitho avait l’impression que les insulaires, malgré leur mentalité primitive, ou plutôt grâce à celle-ci, avaient senti le climat d’oppression qui régnait sur la frégate française. Et c’est d’instinct, sans vraiment comprendre pourquoi, qu’ils avaient rejeté le Narval et son équipage.

La vie à bord du Tempest paraissait d’autant plus pénible que le navire était au mouillage dans une rade abritée, sans un souffle de vent pour tempérer l’ardeur d’un soleil de plus en plus chaud au fur et à mesure que la journée avançait. Malgré cela, entre les quarts, il n’était pas rare d’entendre un violon grincer gaiement, ou des pieds nus marteler le pont du gaillard au rythme des matelotes.

Sur le français, en revanche, on n’entendait jamais rien. La vie était réglée par le carillon de la cloche qui annonçait les changements de quart, et par les ordres sifflés d’un pont à l’autre. L’équipage était rompu, humilié, trop fatigué pour avoir envie de se divertir.

Avec le départ du Narval, Bolitho s’était rendu compte que Raymond n’avait nulle intention de déléguer ses responsabilités. Quand ils n’avaient rien à faire à bord, les spécialistes du Tempest, tels le bosco, le charpentier, le tonnelier, le voilier, étaient requis à terre, leurs compétences utilisées pour l’extension de la petite colonie. Conformément au programme de Raymond, il fallait construire des huttes, et pour défendre les huttes, des casemates.

Le chirurgien lui-même était plus souvent à terre que dans son infirmerie. Il s’occupait des blessés et des rares malades du village. Cela convenait parfaitement à Gwyther, et Bolitho savait que ses rares apparitions sur le bateau lui servaient surtout à embarquer quelque trouvaille tropicale, plante aux couleurs vives ou fruit exotique. C’est le capitaine Prideaux qui avait été chargé de définir les emplacements des nouvelles casemates : les deux officiers du détachement de Sydney en avaient manifesté de l’humeur. Lorsqu’ils avaient protesté, Prideaux les avait brutalement remis à leur place :

— Vous passez votre temps à me dire que ceci ou cela n’est pas votre travail et que le gouverneur de la Nouvelle-Galles du Sud n’aurait jamais dû vous envoyer ici : j’en ai plus qu’assez ! À bord d’un vaisseau de Sa Majesté, vous devez être prêts à n’importe quel travail, que cela vous plaise ou non !

— Vous nous insultez, Monsieur ! s’était emporté l’un d’eux.

Prideaux en eut l’air ravi :

— Vous trouvez ? Eh bien, je relèverai votre gant quand vous voudrez !

Mais ils s’étaient empressés de tourner les talons, à la grande déception de Prideaux.

Au cours de ses pérégrinations dans le village et sur la plage étincelante, Bolitho s’était demandé si quelque chose était arrivé au Narval, ce qu’il faisait. De Barras avait promis d’effectuer une longue patrouille autour de l’île du Nord et des autres îles : il voulait voir, être vu aussi. S’il avait assez de chance pour engager un ou plusieurs des bateaux de Tuke, il aurait certainement envie d’exploiter sa victoire et de pousser son avantage. Bolitho avait assez de labeur pour occuper la plus grande partie de sa journée et il travaillait, résolu, dans la chaleur impitoyable, sachant que Raymond le surveillait. Qu’il vienne à baisser sa garde, Raymond en profiterait aussitôt pour se plaindre et le harceler de critiques.

Ses occupations étaient celles de tous les officiers de marine. Même le commandant d’un modeste sloop de guerre ou d’un brick était tenu de se faire respecter quand c’était nécessaire. Que cela plaise ou non, comme disait Prideaux.

Mais il se sentait vulnérable. Viola n’était jamais très loin, cependant il ne pouvait la voir hors la présence de Raymond. Raymond ! À quel jeu pervers jouait-il ? Osait-il feindre de croire que tout était comme avant ? Ou bien jouissait-il, à chacune de leurs rencontres, du désarroi de son rival ? Malgré ses efforts, Bolitho ne pouvait s’empêcher de s’inquiéter pour la santé de Viola. Elle passait une bonne partie de son temps en compagnie du chirurgien, elle l’accompagnait dans ses tournées. Elle ne ménageait pas sa peine, contrairement à ces insulaires ; eux, quand ils étaient fatigués, ils cessaient le travail.

Le lieutenant Keen était à terre, à la tête d’une équipe, et Bolitho l’avait aperçu plus d’une fois en compagnie d’une jeune fille du village, belle et fine créature qui avait l’air de le prendre pour un de ses dieux. Keen lui lançait des regards éperdus. Bolitho en éprouvait un sentiment de solitude et d’échec. Il les enviait.

Vers la fin du mois, Herrick l’entraîna dans une inspection approfondie du bateau, qui lui procura une satisfaction pleinement justifiée. Une astucieuse utilisation du bois, du goudron, de la peinture et du chanvre avait permis au Tempest de recouvrer fière allure. Après être passée dans les mains expertes de ses artisans, la frégate conservait peu de traces de ce qu’elle avait enduré lorsqu’elle était tombée dans le piège de Tuke. Quand Bolitho fit son rapport à Raymond, ce dernier, pour une fois, ne trouva rien à redire, il lui épargna même les comparaisons avec de Barras dont il était coutumier.

— Je me demande où est passé ce brick qui devait arriver d’Angleterre.

— Les retards sont fréquents, Monsieur. Le passage du Horn n’est pas facile.

Raymond n’avait pas semblé entendre la remarque.

— Je me sens sourd et aveugle ici. Je ne reçois aucun message de Sydney. Quant aux renforts dont j’ai besoin pour développer cet établissement, personne ne me les envoie.

Bolitho regarda attentivement Raymond. C’était donc ça. Il se sentait abandonné, coupé du monde. Comme Bolitho lui-même toutes ces dernières années.

Il continua :

— Je ne veux pas d’un nouvel incident du genre de l’Eurotas, ni d’aucun autre imprévu tant que je ne suis prêt. Je m’y attendais, de toute façon. Chaque fois que j’ai accordé ma confiance à quelqu’un, j’ai eu à le regretter. Tenez, ce sacré chef, par exemple ! L’ami de Hardacre. Où sont les renseignements promis, hein ? La tête de Tuke en échange de ma clémence ? De ma faiblesse, oui ! Quant à Hardacre, il délire. Un moine illuminé !

Maussade, il s’enfonça dans son fauteuil et s’absorba dans la contemplation d’une bouteille de vin à moitié vide. Bolitho reprit :

— Si je comprends bien, Monsieur, le brick attendu, c’est le Pigeon ?

— Oui.

Raymond lui lança un regard méfiant.

— Et alors ?

— Je connais son commandant, ou du moins je le connaissais encore la dernière fois que j’en ai entendu parler. Si c’est bien le même, il s’appelle William Tremayne. Il vient de ma ville natale. Il servait à bord d’une malle de Falmouth. Il n’aurait jamais laissé Tuke l’acculer. Quand vous avez commandé une malle, navigué seul sur toutes les mers du globe, vous savez vous battre, survivre envers et contre tous.

Raymond, mal à l’aise, s’agita sur sa chaise.

— J’espère que vous ne vous trompez pas.

— J’aurais souhaité appareiller avec le Tempest pour aller patrouiller le sud-est de l’archipel, Monsieur.

L’autre le regarda fixement.

— Non, c’est ici que j’ai besoin de vous, pas ailleurs. Je prendrai ma décision quand j’aurai eu des nouvelles de De Barras ou du brick. En attendant, je vous prierais d’avoir l’amabilité de continuer vos travaux.

Il s’enflammait avec véhémence : qu’est-ce qui pouvait bien l’inquiéter à ce point ?

— Imaginez un instant que le roi d’Espagne n’ait pas renoncé à sa souveraineté et à ses avantages commerciaux, hein ? Il dépêchera au moins six navires de ligne pour appuyer ses revendications !

Il secoua la tête :

— Non. Restez mouillé.

Bolitho quitta la pièce. Si au moins il avait un moyen de faire tenir un message au contre-amiral Sayer à Sydney ! Ce dernier n’avait certes pas beaucoup de moyens, mais au moins disposait-il de trois bateaux : l’Hebrus, le vieux vaisseau de Sayer, le Tempest, et le brick Pigeon, très en retard. Trois bateaux des plus disparates mais dont les commandants, curieusement, étaient cornouaillais ; trois hommes qui se connaissaient. Au moment d’atteindre l’embarcadère, il fut rejoint par Hardacre, qui semblait inquiet, nerveux :

— Dites, vous feriez mieux de venir vous aussi. Tinah a eu des nouvelles. Des nouvelles des pirates. De l’autre fou, aussi, ce de Barras.

Une fois dans le bureau de Raymond, Hardacre explosa :

— Savez-vous que de Barras a débarqué dans les îles du Nord ? Il se prend pour Jules César ou quoi ? Il a tiré sur les praos ! Toute la région est en effervescence, une vraie poudrière ! Au nom du ciel, à quoi pensiez-vous pour lui laisser ainsi le champ libre ?

— Reprenez-vous ! coupa Raymond, qui paraissait ébranlé. Comment avez-vous appris tout cela ?

— Moi, au moins, j’ai encore la confiance de quelques-uns de ces hommes !

Son torse imposant se soulevait péniblement :

— C’est le chef. Il m’a fait parvenir des informations. Tuke est mouillé devant Rutara.

Il rejeta sa tête en arrière et fixa le plafond :

— C’est l’île Sacrée. Vous êtes au courant ?

— J’en ai vaguement entendu parler, répondit Bolitho.

— Ah ! Mon Dieu !

Les mains jointes, Hardacre arpentait la pièce dans tous les sens :

— C’est un endroit désertique, de l’eau uniquement quand il pleut. Exactement le genre de coin qui convient à Tuke pour quelque temps. Aucun indigène n’ose jamais atterrir là-bas.

Raymond se passa la langue sur les lèvres :

— Ah ! Enfin de bonnes nouvelles… Si seulement nous pouvions en être sûrs.

— Sûrs ?

Hardacre le regardait sans masquer ses sentiments :

— Ce renseignement a coûté la vie à plusieurs hommes de Tinah, plus les ennemis qu’il se sera faits dans les autres tribus pour vous avoir aidé !

Raymond baissa les yeux. Aucun autre bruit ne venait rompre le silence, que celui de ses doigts nerveux tambourinant la table. Il reprit soudain :

— De Barras, quand il aura fini ses recherches, ira mouiller au large de l’île du Nord. Vous pouvez tout de suite lui envoyer votre goélette. Portez-lui de ma part une dépêche urgente.

— La goélette est le seul voilier que j’aie à ma disposition, répondit Hardacre.

— Ça, c’est votre affaire.

Raymond le dévisageait d’un air glacial :

— Vous savez que j’ai pouvoir de réquisitionner cette goélette…

Hardacre, vaincu, s’apprêta à prendre congé :

— Je vais voir le commandant de la goélette.

Et il sortit en claquant la porte. Raymond eut un soupir de satisfaction calculé :

— Bien, bien, commandant. Il n’y a pas si longtemps, nous n’avions aucune information. Si nous pouvons nous fier à celles-ci, les choses sont en bonne voie. Très bien…

Il eut un mince sourire :

— Finalement, tout s’arrange au mieux. Il n’est nullement fâcheux que ce soit le Français qui en finisse avec Tuke… S’il y a des répercussions en haut lieu, notre position se renforce.

— Je souhaiterais y aller aussi, Monsieur. Au moins donner un coup de main à de Barras, puisque ce n’est pas à moi que ce travail a été confié.

— Vous ne le croyez pas de taille à affronter Tuke ? Ou bien c’est la façon lamentable dont vous avez vous-même engagé cette affaire qui vous préoccupe ?

Son visage offrit un large sourire :

— Vraiment, vous me décevez. Vous laissez voir trop facilement votre déception !

— Rien à voir avec ces raisons, Monsieur.

Il regarda au loin. Il revoyait l’agonisant en train de se balancer, pendu à la poupe du Narval. Il reprit :

— Deux précautions valent mieux qu’une. J’ai autant de respect pour la fourberie de Tuke que de méfiance pour l’incapacité de De Barras à refréner son abominable cruauté. Croyez-moi : il fera de ces îles un champ de bataille.

— Vous avez eu votre heure, commandant Bolitho. Les objectifs sont clairement définis, à présent, et je pense que de Barras donnera suite à mes requêtes, toutes affaires cessantes, dès qu’il prendra connaissance de ma dépêche.

— Encore des promesses ?

Raymond ignora la remarque :

— Veuillez être prêt à lever l’ancre aussitôt que je vous en donnerai l’ordre. Le piège se referme autour du pirate, mais nous avons encore du travail ici. Si seulement ce satané brick pouvait arriver !

Comme Bolitho s’apprêtait à partir, Raymond lui demanda d’un ton détaché :

— A propos, l’Eurotas. Euh… qu’en pensez-vous ?

Bolitho s’arrêta :

— Il est gardé par son équipage. Mes canots font une ronde toute la nuit.

— A la bonne heure. Je voudrais bien voir qu’il en aille autrement.

Raymond recommença à pianoter sur la table :

— Non ! Je voulais savoir s’il était prêt à prendre la mer…

Il ajouta :

— Conformément à mes ordres.

Bolitho dévisageait son rival. Que pouvait bien cacher cette rigidité cassante ? Il répondit :

— Aussi prêt que le Tempest peut l’être.

— Bien. Voilà qui facilitera l’exécution de mes projets.

Bolitho retourna à l’embarcadère. Sa guigue venait le chercher.

Les intentions de Raymond au sujet du transport ? Une énigme.

L’Eurotas était privé de commandant, son équipage réduit à presque rien. Si Raymond croyait pouvoir l’utiliser en cas d’urgence, il risquait d’être déçu. À moins que… Songeur, Bolitho se frotta le menton. À moins qu’il n’ait l’intention de transférer tous ses papiers et documents à bord et de laisser le comptoir aux mains de Hardacre. Était-il possible qu’il fût à ce point perturbé par des événements qui se déroulaient ailleurs ? « Je me sens sourd et aveugle ici. » Telles étaient ses paroles. Les marins ont l’habitude de compter sur leurs propres ressources, aussi minces soient-elles, mais les hommes tels que Raymond, rompus aux habitudes du Parlement, familiers des allées du pouvoir, ne peuvent se débrouiller sans être tenus au courant de tout. Ils ont besoin d’être guidés pas à pas, dans toutes leurs décisions.

 

Bolitho se réveilla en sursaut. Rejetant les draps de côté, il se demanda ce qui avait bien pu l’arracher au sommeil. C’est alors qu’il vit deux gros yeux pâles luire dans l’obscurité. Bien sûr ! Orlando, le géant noir ! Il l’avait pris comme garçon de cabine. Une idée d’Allday, peu après la mort de Noddall. Voyant Orlando aller et venir, occupé à ses nouvelles fonctions, Bolitho songea que son patron d’embarcation serait satisfait de ce choix. On aurait pu en douter, cependant, à entendre les jurons et blasphèmes dont il était coutumier.

— Qu’est-ce qu’il y a, mon garçon ?

Il s’assit avec peine ; grâce à une longue habitude, il comprit tout de suite que sa couchette était immobile, et que les bruits qui lui parvenaient étaient ceux d’un navire à l’ancre. L’atmosphère de la cabine était étouffante, presque sans air ; dès qu’il bougeait, la sueur perlait sur sa peau nue.

Orlando baissa la tête et tira le drap de Bolitho hors de la couchette en tâtonnant dans l’obscurité, en quête de ses chaussures. La silhouette d’Allday se découpa dans la cabine.

— Une embarcation est arrivée, commandant.

Il regarda le noir.

— M. Raymond veut vous voir à terre. Le patron du Pigeon est avec lui, semble-t-il.

Bolitho glissa de sa couchette et entreprit d’analyser la portée de cette nouvelle. Hier, la vigie postée au sommet de la colline avait repéré une voile au sud-est. Et quelques heures plus tard, ils identifiaient le brick tant attendu. L’excitation avait gagné le Tempest, tandis que Bolitho percevait comme un frémissement courant sur les ponts. Les nouvelles du pays allaient rafraîchir les esprits. Une bonne chose pour tout le monde.

L’excitation avait même touché la petite colonie ; on avait allumé des foyers ; le fumet des feux de bois et de la viande grillée avait flotté dans l’air jusqu’à la baie solitaire.

Lorsque la nuit avait enveloppé les îles, le vent était tombé. Le brick avait jeté l’ancre au large des brisants. Il avait attendu l’aube pour s’aventurer parmi les récifs.

Bolitho entendit des pas sur le pont, ainsi que le grincement des palans : on affalait un canot. Une initiative de Herrick : il s’assurait que son commandant aurait sa propre embarcation, et non les chaloupes grossières de Hardacre. Il demanda l’heure.

— Le quart du matin vient d’être appelé, Monsieur, dit Allday.

Il se frotta le menton :

— Le commandant du Pigeon a sûrement été amené en chaloupe.

Bolitho le dévisagea. Comme Allday comprenait vite les choses ! Il devait y avoir urgence pour qu’un commandant venu d’Angleterre, à peine arrivé d’un si long et épuisant voyage, se précipite à terre de la sorte. La guerre contre l’Espagne ? Le Tempest était-il rappelé au pays ? Il y réfléchit profondément, pesant le pour et le contre, tiraillé entre son désir pour Viola et l’appel du devoir.

Elle serait en sécurité en Cornouailles, pendant que lui… Il jura : ce maladroit d’Orlando venait de lui enfoncer son énorme coude dans l’estomac.

Allday allumait une lanterne. Il ricana :

— De l’avantage d’être muet : nul besoin de s’excuser !

Bolitho s’observa dans un miroir. Nu, ébouriffé, avec ses cheveux noirs qui lui barraient le front, il ressemblait plus à un chemineau qu’à un capitaine de vaisseau. Orlando s’affairait. Il était allé chercher de l’eau tiède à la cambuse. Pendant qu’Allday préparait rasoir et savon, il étendit les vêtements de Bolitho comme on le lui avait appris. Bolitho le soupçonnait d’avoir servi dans une grande maison, ou d’avoir eu l’occasion de voir travailler des serviteurs stylés ; peut-être le tragique accident qui l’avait rendu muet lui avait-il fait perdre la mémoire, par-dessus le marché.

Herrick frappa à la porte et jeta un coup d’œil dans la cabine :

— La guigue est prête, commandant. Je vois que vous êtes entre bonnes mains, il était inutile que je m’inquiète.

Bolitho se glissa dans sa chemise propre et laissa Allday lui attacher son jabot.

— Rien de nouveau ?

— Non. Mais je crois que le Pigeon apporte de mauvaises nouvelles. Les bonnes se font attendre, on dirait.

— Nous allons voir.

Il hésita, puis, ayant laissé Allday les devancer à la coupée, il ajouta :

— Soyez prêt à toute éventualité, Thomas. Il est possible que nous ayons à lever l’ancre à l’aube.

— A vos ordres, commandant !

Manifestement, rien ne pouvait lui faire plus plaisir :

— Il ne manque que l’équipe descendue à terre. Le jeune Valentine Keen va devoir s’activer.

Bolitho escalada lestement l’échelle et sentit l’air frais lui caresser la joue. Quatre heures du matin étaient passées de quelques minutes, le pont était humide sous ses semelles. Levant les yeux sur les vergues, il constata que les étoiles commençaient à pâlir entre les haubans et les voiles soigneusement ferlées.

Des hommes étaient alignés au garde-à-vous, d’autres ôtèrent leur chapeau lorsqu’il descendit dans son canot. Par les sabords, il aperçut furtivement quelques visages de matelots, ainsi que l’homme de quart, dans l’entrepont, qui devait se demander ce qui se passait, et où diable le commandant pouvait bien se rendre de si bonne heure.

La guigue fendait l’eau calme. Bolitho, assis, gardait le silence, fixant le jaillissement de l’écume de part et d’autre de l’étrave, les longues traînées phosphorescentes laissées par les avirons. L’Eurotas surgit au-dessus de l’embarcation. Il entendit une voix rude crier la sommation :

— Ohé ! Du bateau !

La réponse d’Allday fut prompte :

— Nous passons.

À cause de toutes les rumeurs de révolte qui avaient secoué les îles, les sentinelles du vaisseau ouvraient l’œil. Ignorer une sommation, c’était courir le risque d’une décharge de mitraille. Bolitho vit des lumières, derrière l’embarcadère, et devina que tout le comptoir était sur pied.

L’embarcadère apparut. Bolitho entendit le bruit clair du métal lorsque le brigadier agrippa un anneau avec sa gaffe. Il se hissa sur la jetée, et la longea ; il s’étonnait de voir à quel point l’endroit lui était familier, en dépit de la brièveté de son séjour. Il passa près d’une des sentinelles de Prideaux dont la buffleterie se détachait en blanc dans l’obscurité.

À travers le large portail ouvert, il vit le contre-maître, Kimura, qui l’attendait derrière la potence.

— Alors ?

Il sentit l’odeur forte de l’homme, un mélange de sueur et d’arak, cette pâle boisson qui avait le goût du rhum et qui pouvait tuer ceux qui en abusaient. Kimura dit de sa voix bizarre :

— Ils attendent là-haut, Monsieur. M’ont rien dit.

Après l’obscurité du canot et du sentier escarpé, la lumière du bureau de Raymond l’aveugla.

Raymond, pas encore coiffé, se tenait debout en face de la porte, en long manteau de satin ; Hardacre était assis, les doigts croisés sur le ventre, d’humeur sinistre. Le commandant du Pigeon, hirsute, apportait avec lui tout l’air du grand large.

William Tremayne n’avait presque pas changé, songea Bolitho qui traversait la pièce pour lui tendre la main : toujours aussi trapu et râblé, avec les mêmes cheveux en bataille ; ses yeux noirs étincelaient comme des braises à la lueur des lampes. Tremayne grimaça un sourire :

— Dick Bolitho !

Il lui serra longuement la main. Il avait la paume aussi raboteuse qu’un madrier.

— Alors, beau gosse, comment ça va ? Toujours commandant, à ce que je vois ?

Son rire semblait monter des profondeurs de ses entrailles. Bolitho fut emporté dans de vieux souvenirs.

— Je me serais attendu à te retrouver chef d’état-major de la Marine, pour le moins !

Raymond coupa court :

— D’accord, d’accord ! Assis, tous les deux ! Les effusions, ce sera pour plus tard.

Tremayne prit un air innocent et fit mine de chercher quelque chose sous sa chaise.

— Quoi encore ?

Raymond semblait près d’exploser. Tremayne le regarda tristement :

— Veuillez m’excuser, Monsieur ; j’ai cru que vous parliez à un chien, et je le cherchais !

Raymond s’éclaircit la gorge. Bolitho remarqua que ses mains tremblaient :

— Les nouvelles sont graves, Bolitho…

Tremayne l’interrompit et dit allègrement :

— Dick, mon vieux, toute l’Europe est prête à craquer !

Bolitho regardait toujours les mains de Raymond :

— L’Espagne ?

— Pire.

Il avait du mal à trouver ses mots.

— Il y a une révolution sanglante en France. C’est la populace qui a pris le pouvoir. Ils ont jeté le roi et la reine en prison. À l’heure qu’il est, qui sait s’ils sont encore en vie ? D’après les dépêches en ma possession, on pourchasse les suspects dans les rues, on exécute les gens par centaines. Les nobles, tous ceux qui occupaient la moindre fonction officielle, sont traqués et massacrés. Nos ports sur la Manche sont pleins de réfugiés.

Bolitho sentit sa bouche se dessécher. Une révolution en France ! C’était inconcevable. Tout comme en Angleterre après la guerre, il y avait eu des jacqueries et des révoltes en temps de disette ; il s’imaginait l’effervescence que ces nouvelles devaient causer dans son pays.

Certes, plus d’un imbécile et maints inconscients ne manqueraient pas de se réjouir inconsidérément du désarroi et de la chute d’un vieil ennemi. Mais bientôt on y verrait plus clair : un peu de logique, un brin de réflexion, et ils découvriraient que ce pays puissant dont ils n’étaient séparés que par la Manche, une fois livré à la terreur, serait un grave péril pour l’Angleterre.

Ainsi, tandis qu’il se perdait en conjectures quant au rôle du Tempest, tandis qu’à Timor, à Sydney, il cherchait à obtenir des renseignements sur la mutinerie de la Bounty, le monde connu était mis à feu et à sang.

— Donc, il y aura la guerre, conclut Raymond.

Il regarda le mur, comme s’il s’attendait à en voir jaillir des ennemis.

— A côté de ce qui se prépare, les guerres précédentes feront figure d’aimables escarmouches !

Tremayne le regarda d’un air étrange et dit à Bolitho :

— C’est en juillet que ça a commencé. Et ça doit être pire, maintenant. En tout cas, pour le Français Génin, ou quelle que soit la façon dont on prononce son nom, ce sont de sacrées bonnes nouvelles !

Bolitho se tourna vers Raymond :

— Génin ?

— Yves Génin, oui. Un des cerveaux de cette révolution. Hier encore, sa tête était mise à prix. Aujourd’hui…

Bolitho gardait les yeux fixés sur Raymond :

— C’est donc lui que de Barras cherche à capturer ?

Voyant Raymond passer du doute à l’embarras, il reprit :

— Vous le saviez ! Pendant tout ce temps, vous saviez que Génin n’était pas un traître, mais un ennemi politique !

— En effet, de Barras m’avait fait l’honneur de quelques confidences, biaisa Raymond, essayant de reprendre le dessus. Je ne suis pas tenu de tout révéler à mes subordonnés. D’ailleurs, en quoi cela vous concerne-t-il ? Si de Barras parvient à capturer Génin vivant, c’est son affaire. De toute façon, arrivé à Paris, il devra servir de nouveaux maîtres.

Tremayne intervint rudement :

— Il serait fou de repartir ! Sa tête tombera dans un panier avant qu’il ait eu le temps de dire ouf. Si la moitié de ce que j’ai entendu est vrai, Paris, en ce moment, est un enfer.

Pour la première fois depuis le début de la réunion, Hardacre prit la parole. Il dit d’une voix calme et posée :

— Vous ne comprenez rien, monsieur Raymond.

Il se leva et alla vers la fenêtre dont il fit claquer le volet grand ouvert :

— Le commandant Bolitho, lui, il voit. Et moi aussi, moi qui ne suis qu’un terrien, je comprends.

Sa voix s’enfla légèrement :

— Quant à vous, vous êtes un rapace. Vous êtes trop gourmand. C’est pourquoi vous ne voyez rien. Il y a eu une révolution en France. Elle pourrait demain gagner l’Angleterre, et Dieu sait que, sans elle, certains n’obtiendront jamais justice. Mais ici, dans ces îles que vous utilisez comme un marche-pied de vos ambitions, qu’est-ce que cela change ?

Il se dirigea vers la table et fourra sa barbe sous le nez de Raymond.

— Répondez, bougre de jean-foutre !

— Calmez-vous, monsieur Hardacre, dit Bolitho.

Il continua à l’adresse de Raymond :

— Si vous m’aviez dit qui était Génin, ce fameux protégé de Tuke, j’aurais pu prévoir, au moins en partie, ce qui allait se passer. Maintenant, il est peut-être trop tard. Imaginons que Tuke ait été informé de ce qui se passe en France, il va considérer Génin non plus comme un otage de valeur mais un moyen d’arriver à ses fins. Génin n’est plus un fugitif, mais un interlocuteur qualifié. Il représente son pays, comme vous et moi.

Raymond s’écria, braquant sur Bolitho des yeux brillants :

— Le Narval ! C’est cela ?

Bolitho se détourna, écœuré :

— Quand l’équipage du Narval aura vent de ces nouvelles, les hommes mettront de Barras et ses lieutenants en pièces.

— A mon avis, dit Tremayne, ils sont au courant. Deux malles françaises ont doublé le cap Horn à peu près en même temps que moi. Les nouvelles auront tôt fait de traverser tous les océans, vous pouvez me croire.

Bolitho essaya de réfléchir calmement. Il récapitulait dans son esprit toutes ces batailles navales, les noms des grands capitaines, tant français qu’anglais, qui s’étaient illustrés en mer au fil de l’histoire : Le Chaumareys, par exemple.

La mer était pleine de bateaux de toutes sortes ! Les imposants transports de la Compagnies des Indes, les bricks, les goélettes, et jusqu’aux innombrables praos indigènes, créatures minuscules grouillant sur l’océan comme autant d’insectes dans une forêt. Oui, les nouvelles auraient tôt fait de se répandre.

Depuis sept mois que la révolution avait commencé, le monde avait peut-être complètement changé. Une seule certitude : Tuke allait tout mettre en œuvre pour capturer le Narval. C’était si évident ! Les hommes de De Barras se rallieraient à leur nouveau pavillon avec enthousiasme. Compte tenu de la façon barbare dont leur commandant les avait traités, ce serait comme un fleuve qui rompt ses digues.

Tuke allait ainsi acquérir une stature toute nouvelle ; le simple pirate deviendrait un ennemi de taille, une puissance avec laquelle il faudrait compter. Raymond avait raison sur un point : la guerre était inévitable. L’Angleterre ne resterait pas passive, elle ne se laisserait pas tailler en pièces par une France aux ambitions hégémoniques. Chaque bateau allait devenir indispensable. Mais s’ils étaient mal préparés à un affrontement avec l’Espagne à propos de concessions commerciales, comment pourraient-ils résister, face à une France agressive irriguée par un sang neuf ?

Tuke se retrouvait à la tête d’une flotte, modeste certes, mais qui, si elle ne rencontrait pas d’opposition significative, pourrait agir à sa guise. Il avait l’occasion de fonder un empire. Bolitho regarda Raymond. Et dire que, pendant tout ce temps, le gredin était au courant au sujet de Génin…

— Je lèverai l’ancre dès demain, annonça Tremayne. C’est-à-dire, dès aujourd’hui.

— Le Pigeon transporte des dépêches pour le gouverneur de la Nouvelle-Galles du Sud, expliqua Raymond d’un ton morne.

Tremayne fit la grimace :

— Et pour le contre-amiral Sayer. Il enverra de nouveaux ordres pour vous, Dick, et sans tarder !

Hardacre s’appuya sur le rebord de la fenêtre et huma l’air nocturne :

— Bientôt l’aube.

Sans se retourner, il ajouta :

— Et ma goélette qui recherche ce de Barras… Si Tuke est au courant, il sortira de sa tanière. Il ne se risquera pas à affronter la frégate. Le Narval réduirait ses goélettes en éclisses avant même qu’elles ne viennent à portée de canon.

Bolitho se rappela aussitôt la puissante artillerie du pirate, qui avait endommagé le Tempest ; le grand mât, dans sa chute, avait tué ou estropié plusieurs matelots. Comme se parlant à lui-même, il murmura :

— Tout ce que Tuke a à faire, c’est d’attendre. Si de Barras apprend les nouvelles, vous aller le voir s’agiter jusqu’à ce qu’il ait mis la main sur son prisonnier. Sa frégate, c’est tout ce qui lui reste. Sans elle, il est mort.

Tremayne se leva dans le craquement de ses bottes de mer.

— Je pars, Dick. Si tu as des messages à envoyer, sois gentil de me les faire parvenir avant midi.

Il essaya de plaisanter :

— Vous êtes tranquilles comme Baptiste, ici. Avec un vaisseau de cinquième rang et le gros transport dans la baie, vous ne risquez rien. Vous pourriez tenir tête à une escadre !

La voix de Raymond s’éleva, incisive :

— Au diable de Barras ! Nous devons nous occuper du comptoir. Je vais bientôt recevoir des renforts et des fournitures. Dès qu’ils seront arrivés, Tuke n’aura plus qu’à déguerpir avec ses sbires, et à se trouver un autre terrain de chasse.

Tremayne n’était guère convaincu :

— Je vous laisse à vos illusions…

Il se tourna vers Bolitho :

— J’enverrai une chaloupe au Tempest une heure avant d’appareiller, pour tes dépêches.

Il serra la main de Bolitho :

— J’apporterai de tes nouvelles au pays, Dick, dès que j’aurai jeté l’ancre à Carrick Road. Il m’arrive souvent de voir ta sœur. Je lui donnerai le bonjour.

— Merci, William. À moins que je n’arrive là-bas avant toi.

L’autre commandant quitta la pièce, et soudain Bolitho se sentit écrasé. C’était comme un de ces mauvais rêves où personne ne vous écoute, ni n’essaie de comprendre ce que vous dites.

Tuke avait toute licence de faire main basse sur la région, les autorités ne pouvaient ni ne voulaient s’opposer à lui ; les indigènes allaient recommencer à s’entre-égorger, comme autrefois. Ce serait de nouveau la loi du plus fort, le règne de la lance et de la massue : ainsi, toutes les espèces de pirates et de marchands sans scrupules auraient le loisir de pratiquer leurs différentes sortes de pillages.

Il vit que Hardacre le regardait. Lui aussi savait. C’était une trahison, il n’y avait pas d’autre mot.

Les marins français allaient-ils se soulever contre leurs officiers ? Les beaux discours de Tuke et d’Yves Génin les pousseraient-ils jusqu’à la mutinerie ? Accepteraient-ils de massacrer des hommes à qui ils avaient appris à obéir sans jamais poser de questions ?

Qu’une nation ose lever la main sur son roi et fasse couler tant de sang, alors l’impossible devenait possible, se dit Bolitho, amer. Il s’adressa à Raymond :

— Je vous demande la permission de prendre la mer, Monsieur. Je trouverai de Barras et l’informerai de la situation. Il serait plus sage qu’il s’éloigne avec sa frégate ; dans le cas contraire, nous courons le risque qu’il soit capturé, alors nous aurions contre nous des forces bien supérieures. Nous ne pouvons rester ici, les bras croisés…

— Non !

Le refus de Raymond claqua dans le petit bureau comme un coup de pistolet.

— Dans ce cas, je vais au village voir Tinah, dit Hardacre. J’ai des dispositions à prendre avec lui.

Et, s’adressant à Bolitho :

— Et je ne doute pas que vous ayez besoin de discuter de certaines choses, vous aussi !

Dès que la porte fut refermée, Raymond reprit la parole :

— J’ai mes responsabilités, et vous êtes ici pour me seconder au mieux de vos capacités.

— Je connais mes ordres, Monsieur.

Comment allait-il pouvoir garder son calme ? Il n’avait qu’une envie : saisir Raymond par les revers de son superbe manteau et le secouer jusqu’à voir son visage bleuir…

— Bien. À mon avis, de Barras va soit écraser Tuke, soit repartir pour la France dès qu’il aura appris les récents événements ; dans les deux cas, il ne nous importunera plus. La guerre est imminente, si elle n’a déjà commencé. Il nous faut fortifier les îles Levu, conformément aux ordres.

Sa bouche eut un pli dur :

— Et je présume que vous serez capable de nous débarrasser des goélettes de Tuke si jamais elles s’approchent trop, hein ?

— Vous savez ce que je pense, Monsieur ?

Bolitho s’appuya sur le rebord de la fenêtre et s’y agrippa pour empêcher ses mains de trembler :

— Je crois qu’il n’y aura jamais de comptoir ici, ni maintenant, ni plus tard de notre vivant. Les guerres que nous avons connues étaient une plaisanterie ; dans celle qui vient, il nous faudra nous battre avec des géants. Nul n’aura le temps de s’occuper des îles, ni de nommer des gouverneurs, encore moins de les contrôler.

Il respira profondément, lentement ; il sentait l’odeur de l’air marin, il y puisait sa force :

— Vos renforts, vos fournitures… Ils n’arriveront jamais.

— Vous êtes fou ! s’exclama Raymond. Pourquoi croyez-vous que je sois ici ?

Bolitho continua sans le regarder :

— Réfléchissez. J’ai été immobilisé ici à cause de vous. Pour avoir défié votre autorité, il y a cinq ans, pour m’être interposé entre vous et un homme que vous avez trompé avant de l’envoyer aux oubliettes. À présent, en vous fondant sur des motifs aussi personnels qu’inavouables, vous déployez vos talents afin de me bloquer ici. Et maintenant, de Barras ! Lui, la France l’a éloigné trop tard. Entretemps, ses semblables se sont attiré la haine et la colère de tout un peuple, lequel risque de tourner sa vindicte contre tout ce qui compose notre milieu. Et vous ? Vous ne trouvez pas bizarre qu’on vous ait envoyé rejoindre notre petit monde ?

N’ayant pas obtenu de réponse, il fit demi-tour pour regarder Raymond, lequel gardait les yeux fixés sur les dépêches étalées entre ses bras. Raymond dit alors d’une voix rauque :

— Vous vous trompez. Bien sûr que je vais être soutenu. Toute ma vie, j’ai travaillé pour être quelqu’un. Je ne vais pas me tourner les pouces, me cantonner à un rôle de spectateur.

Il se dressa d’un bond, les yeux étincelants :

— C’est moi le gouverneur, ici, et vous allez en savoir quelque chose.

Ils se dévisagèrent un moment comme des étrangers. Bolitho s’apprêtait à partir lorsqu’il entendit des voix dans la cour et des bruits de pas venant des escaliers. Ce n’était ni Hardacre, ni son factotum, mais le lieutenant Keen, vêtu d’une simple chemise et d’un haut-de-chausses. Il paraissait dévoré par l’angoisse.

— Je suis navré de vous déranger, Monsieur.

Il avait l’air tellement bouleversé que Bolitho le prit par le bras et le poussa vers une fenêtre, sur le palier :

— Dites-moi ce qui ne va pas.

— J’ai une amie, Monsieur, elle, elle…

— Oui, je l’ai vue.

Il ne comprenait toujours pas.

— Continuez.

— J’étais avec elle. J’avais terminé mon travail avec l’équipe et je les avais raccompagnés jusqu’à leurs huttes. Alors…

La sueur ruisselait sur son visage :

— Miséricorde divine, commandant, je crois qu’une fièvre a éclaté dans l’île !

Il se détourna, secoué de sanglots :

— Elle gît là, elle n’arrive plus à parler… Je ne sais que faire…

Il s’effondra complètement. Bolitho regarda derrière lui les arbres, et le miroitement de l’eau, tout au fond. Cette aube nouvelle ressemblait à celle du Jugement dernier. Réfléchir. Il fallait réfléchir.

— Je vous accompagne.

Il revint en trombe dans le bureau et fouilla dans les papiers en désordre pour trouver de quoi écrire :

— Je veux envoyer un message à Allday, sur la jetée.

— Qu’est-ce que vous baragouinez ? demanda mollement Raymond.

— Je vous conseille de fermer les portes du comptoir, Monsieur, suggéra Bolitho ; je crains qu’il n’y ait une épidémie sur l’île.

Raymond en resta bouche bée. Puis :

— Impossible ! Vous cherchez à esquiver mes ordres.

Voyant l’expression de Bolitho, il ajouta :

— Votre lieutenant se trompe ! Il le faut !

Bolitho quitta la pièce. La révolution faisait rage à l’autre bout du monde, les indigènes s’attendaient à voir leurs nouveaux maîtres s’entre-déchirer ; et voilà qu’arrivait l’estocade fatale, comme un trident jaillit de l’enfer : un ennemi sournois, et qui ne ferait pas de quartier.

 

Mutinerie à bord
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